Le jeudi 21 novembre 2019
S’il est un événement à ne pas manquer le troisième jeudi du mois de novembre, c’est bien l’arrivée du Beaujolais nouveau. 2019 aura été fidèle au rendez-vous. Mais, par une curieuse coïncidence, cette année, ce « happening » mondial a été placé en France en concurrence avec le lancement de l’application « moncompteformation ». Sans chercher un signe particulier dans ce curieux télescopage, que penser de cette annonce ?
Tout d’abord, il faut constater l’enthousiasme qui accompagne ce lancement en grande pompe. Une campagne de presse à très grande échelle et une avalanche de superlatifs de la part de l’Etat « Le ministère du travail parle lui-même d’un « outil révolutionnaire » plus important que « les ordonnances », plus essentiel que l’assurance-chômage » , n’hésitant pas à évoquer même « la mère de toutes les réformes ». Il est vrai que la création du CPF en 2014, qui devait libérer les vannes de la formation en remplaçant le DIF, considéré obsolète alors qu’il n’avait que 10 ans, avait donné l’impression d’un vaste flop. Il s’agit donc de ne pas rater ce deuxième envol, d’autant que les relations avec les partenaires sociaux sont pour le moins tendues en cette fin d’année.
L’objectif est donc ambitieux : créer un flux annuel de 1 million de formations financées par ce biais, développer une société de compétences, rendre les actifs directement acteurs de leur carrière. Au-delà de ces effets d’annonces, que se cache-t-il derrière cette « révolution » ?
Un CPF au bilan très mitigé
Cinq ans après sa création, force est de constater que le CPF n’a pas atteint les objectifs qui lui avaient été fixés. Ainsi, environ 2,1 millions de formations seulement ont été financées par ce biais dans ce laps de temps, Pôle emploi n’étant pas le moindre des prescripteurs ou incitateurs. De ce fait, on peut penser que l’objectif de 1 million de formations par an paraît pour le moins optimiste. D’autant que si, pour le moment, la moyenne détenue par les salariés est de 1 040 euros, le rechargement des droits ne se faisant qu’au rythme de 500 euros par an, ceux qui vont payer une formation devront attendre un certain temps avant de pouvoir y retourner.
Deuxième chiffre éloquent, seuls 20 % des salariés ont retranscrit à ce jour leurs droits au DIF sur le compte CPF. ce qui semble prouver un intérêt très tiède pour le CPF. Il est vrai que, malgré l’obligation légale qui leur avait été faite, bien des employeurs n’ont pas communiqué aux salariés leurs droits au 31 décembre 2014, surtout dans les TPE.
Enfin, on note avec intérêt que la plus grande proportion des utilisateurs du CPF se trouve dans les CSP+, les personnes les plus informées. Il rate donc ainsi son principal objectif de montée en compétence des personnes les plus fragiles face à l’emploi.
Une conversion à double tranchant
Les Echos, dans leur article de présentation, mentionnent le passage d’un compte en heures en compte en euros comme une libéralisation de la formation. Cela causant un terrible tort aux partenaires sociaux, comme le souligne ce journal, en les court-circuitant. Et laisse « chacun seul face au marché ».
Libre donc maintenant à tout actif de s’orienter vers la formation qu’il souhaite, disposant d’un droit de tirage dont la traduction est simple. Mais qui va orienter ce consommateur ? Comment s’assurer qu’il va aller vers ce qui lui est vraiment utile ? Les partenaires sociaux, tant décriés par les réformes de 2014 et 2018 pour avoir potentiellement mal utilisé ces fonds, sont les seuls à bien connaître leur branche, leur secteur. Et donc à percevoir les métiers ou compétences en tension et ainsi favoriser les formations réellement utiles.
Le gouvernement prend résolument le parti de satisfaire les besoins du salarié/consommateur avant les besoins du monde du travail. Est-ce vraiment une aide apportée au marché de l’emploi ? Enfin, et j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet, il ne faut pas minimiser le réflexe, totalement irrationnel certes, qu’aura une partie des personnes voyant apparaître cette somme sur leur compte, fut-il personnel de formation : « je garde cela dans l’espoir de la récupérer un jour ». La conversion heures/euros et maintenant l’affichage sur un mobile de cette somme risque de ne pas toujours atteindre ainsi son objectif.
Le leurre de la technologie
Le gouvernement mise sur le numérique et la mobilité de son application pour toucher plus facilement les intéressés. De nos jours, la plupart des visages sont effectivement tournés vers l’écran de leur smartphone. Mais pour faire quoi ? Rarement pour travailler. Le bilan des sites et applications consultées sur ces appareils en France est sans appel : les quatre premiers sont des réseaux sociaux, puis on trouve pêle-mêle d’autres réseaux sociaux, des sites d’information, des sites d’achat en ligne, Trip advisor ® n’arrivant qu’en 22ème position (pour mémoire, Muriel Pénicaud a comparé « mon compte formation », à un « trip advisor de la formation »). Auront-ils donc envie d’aller naviguer sur leur téléphone pour choisir une formation ? Le pari semble risqué.
Le risque pour les organismes de formation
L‘orientation de cette application vers les consommateurs créé une réelle difficulté pour les organismes de formation. Ils doivent en effet rendre leurs formations éligibles pour les inscrire (et sur ce point, cela paraît très logique), mais également planifier les sessions et les publier. La souplesse des dates n’est plus de mise. Et ils sont astreints à répondre à toute demande d’inscription dans les deux jours. Cela suppose une structure administrative suffisamment solide, qui ferme de facto la porte aux plus petites enseignes. D’autant qu’une fois que le « client » s’est finalement inscrit (il à 4 jours pour le faire), il peut se dédire sans aucune pénalité pendant 14 jours. Délai pendant lequel la place est réputée prise chez le formateur. Les conditions d’annulation (il n’est pas question de rentrer ici davantage dans les détails) sont également plutôt favorables au stagiaire.
De ce fait, seules les plus gros organismes de formation pourront donc techniquement répondre à ce marché, ce qui risque de tarir et d’uniformiser l’offre, actuellement encore assez diverse.
La société de compétence
Dernier point, la ministre a déclaré le 21 novembre que cette application, permettait à « notre pays d’entrer dans une société de compétences ». On entend par là je suppose que le CPF va permettre aux salariés de maintenir ou développer leur technicité. N’est-ce pas tout de même un peu la méthode de notre bon docteur Coué ?
J’en veux pour preuve le classement des formations les plus demandées au titre du CPF à ce jour : parmi les dix formations les plus demandées, on trouve l’apprentissage des langues (Bulats, TOEIC), de l’informatique (PCIE – passeport de compétences informatique européen), de la bureautique et des compétences digitales (Tosa). Y figurent aussi les certificats d’aptitude à la conduite de chariots élévateurs et transpalettes (Caces – cariste manutention) et le stage de préparation à l’installation (SPI) pour les futurs artisans et chefs d’entreprise.
On cherche désespérément dans cette liste les formations vraiment techniques de montée en puissance des compétences…
En guise de conclusion
Alors, derrière ce bel effet d’annonce, que retenir du CPF nouveau et de cette application lancée en fanfare ?
La volonté d’impliquer le salarié dans sa formation professionnelle n’est pas nouvelle mais elle se heurte à quelques dures réalités :
– dans une société de plus en plus assistée, peut-on vraiment croire à une autonomisation des salariés ?
– Dans un monde de la formation tellement complexe que même les spécialistes, à commencer par les acteurs RH, ont du mal à y voir clair, est-il raisonnable de laisser le salarié seul dans la jungle ?
– Les contraintes posées aux organismes de formation seront-elles propices à la présentation d’une offre réellement ouverte et correspondant à tous les besoins ?
– L’orientation de la formation vers les réels besoins des employeurs est-elle compatible avec un choix totalement libre laissé aux salariés et demandeurs d’emploi ?
– Le suivi d’une telle formation pour un salarié actif est soumise à l’autorisation de son employeur durant le temps de travail. Le salarié prendra-t-il vraiment sur son temps libre pour monter en compétence ? L’employeur libèrera-t-il son salarié durant le temps de travail pour une compétence qui n’intéresse pas l’entreprise ?
Seules les prochaines années permettront de voir si le pari est gagné. Il n’en reste pas moins que cette naissance donne jour à un bébé dont les premiers instants risquent d’être compliqués. Avant même d’envisager sa crise d’adolescence…
Principales sources : les Echos, Le Figaro, Actuel RH, CARIF/OREF Ile de France, moncompteformation.fr, compte-de-formation.fr